Pages 201-214 du Livre « La mémoire : Heurs et Malheurs »

Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage201Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage202Jean-Paul bousquet est né le 27 août 1923 à Carcassonne (département de l’Aude), dans le quartier des Capucins, rue de la Rivière.

Son père, Baptiste Bousquet, né le 15 décembre 1895 à Villepinte (Aude), est un « poilu » de la Grande Guerre 1914-1918, où il a été blessé gravement en 1917 lors des combats sur le Chemin des Dames. Il restera gravement handicapé toute sa vie de son bras gauche haché par les éclats d’obus. Il se marie à Carcassonne en 1920 avec Marguerite Saury, née en 1902. Des l’année 1922, celui-ci est intégré dans les services des douanes de la région parisienne. Il y reste peu de temps. Il est affecté à Cerbère sur la frontière espagnole jusqu’en 1930. Il gagne enfin son dernier poste à Toulouse comme contrôleur des douanes.

C’est dans cette ville que Jean-Paul Bousquet va effectuer sa scolarité secondaire au lycée de garçons ( plus tard lycée Pierre Fermât) jusqu’en 1941 où il passe son baccalauréat au mois de juillet. Pendant l’année 1940-1941, après l’armistice, la propagande en faveur de la révolution nationale du régime de Vichy au lycée, est intense. Les jeunes sont embrigadés dans les groupements de jeunesse. C’est ainsi qu’après son baccalauréat, Jean Paul Bousquet entre aux Compagnons de France.

Les Compagnons de France furent le premier mouvement de jeunesse officielle à surgir après la défaite de juin 1940. Créé immédiatement après l’armistice par Henri Dhavernas, qui avait exercé les fonctions de commissaire national des Scouts de France, d’obédience catholique, le mouvement reçut l’aide matérielle des Scouts protestants et de la jeunesse ouvrière chrétienne après la dissolution de tous les mouvements de jeunesse. Il est destiné à accueillir les adolescents et les jeunes français désireux de participer au relèvement moral du pays, en offrant leurs concours aux services d’aide aux réfugiés et aux prisonniers. Leur idéal était la mise en valeur d’un esprit communautaire. Un cérémonial prit rapidement naissance ; le chef Compagnon commandait : « A moi, compagnon ! », et les Compagnons répondaient : « France ! ». Et le salut aux couleurs, parfois à genoux, était célébré avec solennité. Les jeunes Compagnons portaient l’uniforme bleu sombre, béret, chemise bleue sur laquelle était cousu l’insigne du mouvement : le coq gaulois, des culottes courtes ou des pantalons de ski. Les effectifs atteignirent leur niveau maximum en 1943 avec au total 29.000 Compagnons. C’est de ce mouvement de jeunesse qu’est issu le groupe des Compagnons de la chanson qui s’illustrera bien après la fin de la guerre.

Le 3 novembre 1941, Jean Paul Bousquet est appelé aux Chantiers de Jeunesse.

Les chantiers de jeunesse furent l’autre grand mouvement de jeunesse qui vit le jour sous le régime de Vichy. Au départ, les hommes incorporés dans les chantiers étaient de jeunes recrues dont la plupart avaient été appelés sous les drapeaux seulement quelques jours avant l’armistice en juillet 1940. Or, l’armistice supprime l’armée et le service militaire, à l’exception d’une force de 100.000 hommes nécessaires au maintien de l’ordre.

Pour commander la nouvelle organisation, le général de La Porte du Theil fut choisi parce que sa compétence paraissait incontestable. Ce dernier avait imaginé, pour remplacer le service militaire, de conjuguer les idéaux du scoutisme avec un type de service obligatoire mi-civil mi-militaire, réservé aux jeunes ayant atteint l’âge de 20 ans. Les premiers éléments qui composèrent au départ les chantiers furent organisés conformément à une loi du 30 juillet 1940 « relative au maintien dans des groupements de jeunesse des jeunes gens appelés les 8 et 9 juillet 1940 ». Ces derniers possédaient un statut civil et devaient accomplir un service de 6 mois. La loi était applicable en zone sud.

La devise du mouvement « Toujours près » était manifestement empruntée au scoutisme. Les jeunes étaient organisés en équipe de douze (comme les patrouilles des scouts). Dix équipes formaient un groupe. Dix à douze groupes constituaient un groupement dont l’effectif total pouvait atteindre 2000 hommes. Le groupement possédait un état-major composé d’un commissaire en chef, assisté de commissaires- adjoints. Les groupements étaient rattachés à l’une des cinq régions militaires commandées par des commissaires régionaux. Chaque groupement prenait pour patron un français célébré, et choisissait une devise patriotique.

Le premier principe de la formation morale délivré dans les chantiers consistait à faire appel au sens de l’honneur de l’individu. Chacun devait s’effacer au profit de la communauté, développant ainsi le sens des responsabilités, le sens du devoir envers autrui, engendrant ainsi la fraternité. La formation virile constituait la base de la formation morale. Elle était fondée sur le travail et les exercices physiques en plein air, style « hébertisme ». Dans ce contexte, la discipline devait être librement acceptée. Le brassage des différentes classes sociales était un autre objectif du mouvement.

Les cérémonies à l’intention de ceux qui avaient terminé leur période dans les chantiers constituaient des événements importants : un genou à terre, le bras tendu vers le drapeau, les jeunes juraient de continuer à servir la France. Certaines manifestations avaient une portée plus nationale : ainsi, pour le 1er novembre 1941, alors que toutes commémorations étaient interdites, les jeunes des chantiers reçurent l’ordre de défiler devant les monuments aux morts des localités où ils étaient cantonnés.

En janvier 1941, le premier contingent des chantiers de jeunesse fut rendu à la vie civile, et les appels se succédèrent avec régularité jusqu’à la fin 1943. En juin 1941, le général de La Porte du Theil créa l’Association des Anciens des Chantiers (A.D.A.C.). En septembre 1942, le nombre de sections d’anciens atteignait 2000 unités. Certaines sections étaient alors en contact avec la Résistance.

Le général de La Porte du Theil fut arrêté par la gestapo le 5 juin 1944 et déporté en Allemagne. Dès lors, c’est la fin des chantiers, bien que Vichy n’ait officiellement dissous le mouvement que le 10 juin 1944.

Jean Paul Bousquet quitte donc Toulouse le 3 novembre 1941 pour le groupement 29 « Maréchal Bugeaud », ayant pour devise « pour la France seule toujours ». Le groupement est installé depuis le 13 août 1940 dans les forrêts montagneuses au sud d’Axat dans le département de l’Aude. Le choix de son premier commissaire, le capitaine Canet, s’arrête sur la forêt du Carcanet, à 1400 m d’altitude, en bordure de la route qui relie Axat à Montlouis.

Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage204Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage205Dès la fin du mois d’août, les premières recrues arrivent sur l’emplacement du futur camp. Elles vont devoir construire des abris de fortune et élever quelques tentes. Puis, dans les semaines qui suivent, sont édifiés les premiers baraquements, ce qui permet d’améliorer les conditions de logement et d’augmenter les effectifs. Le camp du Carcanet devint un véritable village avec hôpital, magasins, bureaux, et même l’électricité. Le travail dans la montagne consiste essentiellement en coupe de bois et production de charbon de bois en grosse quantité. Beaucoup de chemins sont aussi à refaire. La belle saison amène aussi des visiteurs : le général de La Porte du Theil, accompagné du commissaire régional Gèze et du secrétaire d’état à la jeunesse, inspecte le camp le 6 septembre 1941.

Jean-Paul Bousquet ne resta pas longtemps au Carcanet. Son équipe est envoyée dans les Pyrénées Orientales en amont de Perpignan au bord de la rivière La Têt. Ce cours d’eau cause beaucoup de problèmes aux bourgs avoisinants par des inondations répétées. D’importants travaux sont à faire à Corneilla et Pézilla La Rivière.

Dès le mois de mai 1942, tous les groupes ont quitté le camp du Carcanet. Le PC et deux groupes s’installent à Argelès-Plage dans l’ancien camp des réfugiés espagnols.

Le 1er juillet 1942, Jean Bousquet est libéré des chantiers de jeunesse. Il lui est décerné le certificat d’aptitude et de moralité.

Le 1er novembre 1942 les troupes allemandes envahissent la zone dite libre. Le groupement 29 doit évacuer immédiatement le littoral. Il s’installe dans le Tarn à Labastide Rouairoux et Saint Amans-Soult.

Cette nouvelle situation va être de courte durée. Avec le printemps 1943 va arriver la douloureuse épreuve de la réquisition des classes 40, 41 et 42 pour le S. T O. Plusieurs milliers de jeunes vont devoir partir pour l’Autriche, la Silésie et la Tchécoslovaquie.

Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage206Depuis sa libération des chantiers de jeunesse, Jean Bousquet est entré aux Contributions indirectes, direction de la Haute Garonne, comme commis administratif Le 19 février 1943, l’Administration fait connaître qu’à la suite d’un accord intervenu entre les autorités d’occupation et le Ministre des Finances, les agents des Services financiers ne pouvaient être appelés à participer à la relève. Une telle interprétation ne s’étend pas aux opérations de recensement. De nouveaux renseignements fournis par la Direction du Personnel, il résulte, en effet, que tous les agents sont tenus, dans les mêmes conditions que les autres personnes, de se soumettre aux formalités générales de recensement. Cependant des attestations d’emploi dont les autorités compétentes apprécieront la portée, seront délivrées aux agents de tous grades.

Jean Bousquet reçoit une convocation à se présenter devant la commission médicale de Toulouse le 3 mars 1943. Son départ pour l’Allemagne est fixée le 5 mai 1943.

C’est alors que se pose la question du départ. Devant les protestations qui s’élèvent, une loi rigoureuse prescrit l’internement administratif des réfractaires accompagné d’une lourde amende de 10.000 francs frappant les parents. De plus aucune structure pour accueillir les réfractaires n’est encore en place. Déjà des trains partaient pour l’Allemagne, chargés de jeunes chantant la Marseillaise ou l’Internationale. Pour ces jeunes, le S.T.O. marqua un tournant dans leur existence.

Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage207Jean Bousquet raconte :

« le 5 mai 1943, nous sommes plusieurs centaines de jeunes au départ de la gare Saint-Cyprien (à Toulouse), destination inconnue.

Après trois arrêts prolongés en cours de route dans des gares de triage, nous arrivons enfin à Heydebrek en Haute Silésie, le 12 mai.

Au départ de Toulouse, j’avais retrouvé un ancien camarade de lycée. Nous sommes restés ensemble tout le trajet. Arrivé en Haute Silésie, nous avons été logés dans la même baraque du Lager Birau, et embauchés dans la même firme de construction.

Le lendemain, séance anthropométrique au camp, photo, mensuration, empreintes, examen médical rapide, et remise deux heures après de l’aussweiss, carte d’identité plastifiée et des cartes d’alimentation pour la semaine.

Le 15 mai, réveil vers 5 heures 30, toilette rapide, le déjeuner aussi. Après trois quart d’heure de marche nous arrivons sur les chantiers de l’I.G. Farben. L’usine « Kolossale » s’étend sur des kilomètres, avec des voies ferrées partout, des bâtiments en pleine activité, d’autres en construction. L’usine de l’ONIA à Toulouse aurait pu passer pour un simple atelier. L’entreprise où nous avons été embauché, construisait un bâtiment de plus de 100 m de long, 30 à 40 m de large sur 15 m de haut, qui, un an après était équipé de deux ponts roulants de 150 tonnes.

Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage208Notre premier travail était de décharger des barres de fer posées sur deux wagons tombereaux, destinées à la réalisation des piliers des ponts roulants. Dans les jours suivants nous eûmes à décharger des wagons de sable, de ciment, de briques. Nous n ‘avions pas de gants. Aussi on enveloppait les mains avec tout ce qu’on trouvait : chiffons d’emballages, sacs de ciment. A la fin de la journée les mains étaient en sang, sans peau sur le bout des doigts. Il n’y avait pas de gros matériel de chantier, seulement des pelles, des pioches, des wagonnets Decauville. Par contre le personnel réquisitionné était en quantité.

L’emploi du temps commençait à 7 h, se terminait à 19 heures, avec un quart d’heure d’arrêt dans la matinée, demi heure à midi, un quart d’heure dans l’après-midi. Ensuite retour au camp et queue à la cuisine. Peu de variété dans le menu : une gamelle de choux (genre choucroute à la vapeur) et de pommes de terre, une demi boule de pain, un morceau de saucisse et un quart de marmelade synthétique. Tous les mercredis, double ration de pain et de marmelade, plus un morceau de sucre.

Comme logement nous vivions dans de grandes baraques de bois, de trois chambrées équipées d’une dizaine de châlits à Jeux niveaux, d’autant d’armoires doubles, d’une longue table et de deux bancs. Le chauffage se faisait par un tuyau de vapeur. Chaque groupe de quatre baraques avait un bâtiment sanitaire avec douches collectives, deux grands lavabos circulaires pour une douzaine de personnes, des W.C. individuels mais sans porte. L’entretien des W.C. était fait à l’eau sous pression par des Ukrainiennes de grand gabarit. Les baraques des chantiers de jeunesse en France étaient loin de ce confort.

Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage209L’I.G. Farben qui employait tout le personnel des camps, produisait de l’essence synthétique, du buna (caoutchouc), des colorants, des colles : tout ce qui peut se faire à partir du charbon. Comme personnel, pratiquement toute l’Europe était représentée : une majorité de polonais (la Haute Silésie est actuellement polonaise), des déportés ukrainiens, tchèques, français, des prisonniers russes, anglais (surtout des marins), mais pas de prisonniers français, des volontaires italiens et quelques espagnols.

Les jours de repos étaient réduits au dimanche libre, après six jours de 12 heures de travail à l’usine. On avait accès par train jusqu’à Ratibor ou Opeln, à 20 et 40 km d’Heydebreck. On y trouvait cinémas, cabarets et restaurants. Sinon c’était des balades en forêt ou farniente au camp. A cette période nous n’avons pas eu de problèmes de circulation. Il avait été envisagé la possibilité de permissions en France après six mois de travail. Ce qui ne s’est jamais produit pour moi, car, entre-temps « la guerre totale » avait été proclamée en Allemagne.

Pour couler le béton, j’ai été chargé d’alimenter la bétonnière, une machine qui avalait à chaque fois 600 kg de ciment et plus d’une tonne de sable et graviers. Trois wagons de ciment étaient stockés constamment dans un baraquement. Charger un sac sur l’épaule jusqu’à la hauteur du genou, ça pouvait aller, mais prendre les sacs accroupis c’était autre chose. La bétonnière à chaque chargement se déplaçait sur des rails, et il fallait trotter toujours plus loin. Ce travail en fin d’été, dans la poussière de ciment et la sueur, m’avait cuit la peau du dos. J’ai mis plus d’un an après mon retour pour retrouver une peau normale.

Vers la fin août une affiche dans l’usine proposait un stage de formation au métier d’ajusteur. J’en avais assez du béton, et huit jours après j’étais devant un établi en train de scier des tranches de rails de chemin de fer pour me faire la main. Le chef d’atelier était un français, de cinquante ans environ, venu en Allemagne au titre de la « relève », instituée pour faciliter le retour des prisonniers de guerre.

Deux mois après, j’ai été embauché dans une firme qui s’occupait de la remise en état après bombardements, des tours de fabrication d’essence synthétique. Le démontage des têtes de cylindres et des filtres en cuivre se faisait dans une atmosphère de poussière de graphite extrêmement fine qui nous noircissait le corps comme des sénégalais.

Tout ceci était accompagné d’alertes journalières.

En effet nous avions passé une année sans connaître de bombardements, seulement un passage quotidien, à haute altitude, d’un avion d’observation américain, accompagné de tirs de la « flack » de l’usine.

En mai ou juin 1944, un premier bombardement avait touché l’usine où je travaillais, sans trop de casse. Mais, par contre, le village voisin : Reigersfeld, avait été rayé des cartes. Rien d’autre que d’énormes trous de bombes et deux « libérators » abattus par la D.C.A.. Peu de temps après, un nouveau bombardement a pris l’usine en long, et dans notre secteur, la « dampfabrick » avait vu sa cheminée de 100 m de haut et de 10 mètres de diamètre à la base, transformée en tas de parpaings. Rien de ces dégâts n’a été remis en état avant l’évacuation des camps début 1945.

Les bombardements se sont accélérés, les avions passant une fois dans un sens, le lendemain en sens inverse. La débâcle allemande avait commencé. Sur la voie ferrée qui bordait notre camp on voyait passer des wagons chargés d’artillerie et de chars, et des trains de soldats. Je n’ai jamais vu d’interventions de la chasse allemande. Un jour, trois appareils américains : une forteresse volante et deux libérators ont été abattus en même temps par la flack.

Au cinéma, à Ratibor, la propagande allemande jouait à plein dans les actualités. On ne voyait rien de la réalité des combats et de l’avance des russes, jusqu’au moment, début 1945 où il a fallu évacuer les camps de travail.

Quelques jours avant la Noël 1944, il y eut le passage dans le camp de prisonniers français, en convoi. Pas mal d’entre eux se sont évadés en restant avec nous. Nous leur avons donné des vêtements civils pour remplacer les tenues de prisonniers marquées K.G., et de faux papiers d’identité.

Début janvier 1945, tout travail sur le camp était arrêté. Les troupes russes n’était pas loin. Le jour des départs d’Heydebreck, il y eut une distribution à la volée de tout ce qui restait : ravitaillement, tabac, vêtements de travail, médicaments. Aussitôt départ en convoi, dans le froid et la neige, de près de 3000 personnes de toutes nationalités, sur la route à travers champs, chacun pour soi. Le soir nous nous sommes arrêtés dans un village dans le noir. Il gelait à pierre fendre. Le village était abandonné et pillé. Après une nuit passée dans une école, sur un banc, départ avec le jour. Au bout de trois jours de galère en convoi, j’ai proposé à deux camarades de chambrée de partir avant tous les autres. Ainsi nous avions plusieurs kilomètres d’avance, quand nous sommes arrivés dans une gare pleine d’allemands qui fuyaient devant l’arrivée imminente des troupes russes. Pas question de billet, il fallait embarquer à tout prix dans un train bondé. De temps à autre, on entendait des tirs d’artillerie. Deux jours de voyage avec des quais de gares surchargés. Les gens, apeurés, essayaient de monter, passaient les enfants par les fenêtres des wagons sans savoir s’ils pourraient même partir.

Nous n ‘étions pas très reluisants, sales, pas rasés, de vrais clochards. Lun, fils d’un agent de change à Montauban, le second préparateur en pharmacie à Décazeville, et moi fonctionnaire à Toulouse. Nous avions réussi à récupérer une gamelle de soupe et un peu de pain distribués dans les gares par la Croix Rouge allemande.

Le train s’arrêtait souvent en rase campagne, les voies ferrées étaient constamment bombardées. Des éclopés partout, la panique chez les allemands, le moral à zéro , wagons pris d’assaut. Dans une gare, étant descendu à un refuge de ta Croix Rouge, il nous fut impossible de remonter dans le train. Nous nous sommes séparés, pensant nous retrouver en fin de trajet. Je suis monté sur le tampon d’un wagon, accroché à l’échelle, et quand le train est parti, mes deux copains en haut du quai regardaient le train passer. Je n’ai jamais plus eu de leurs nouvelles.

Au premier arrêt en campagne, j’ai abandonné le train. Je ne savais pas où j’étais, mais je partais vers l’ouest. Les routes étaient défoncées par le passage des chars. Des gens affolés partout, pas de voiture, seulement des charrettes surchargées. Dans les villages ou les petites villes les centres d’accueil permettaient de tenir le coup. Il suffisait de faire la queue avec une gamelle à la main, sans parler.

Un matin, alors que j’approchais de Neustad, sur la route vide de tout véhicule, je trouvais de loin en loin, sur les bas-côtés des cadavres squelettiques au pyjama rayé, la plupart la tête éclatée. J’eus vite fait de remonter une colonne de plusieurs centaines de déportés encadrés tous les vingt mètres de soldats allemands, portant fusil sous le bras. J’ai doublé cette colonne. On ne m’a rien dit. C’était affreux. Ces regards vides sur des corps pantelants. Etait-ce une colonne évacuée d’Auschwitz ? Auschwitz n’était qu’à 60 km de Ratibor en Pologne occupée. Jamais je n ‘oublierai.

La route que je suivais devenait montagneuse. Dans les hameaux que je traversais, pas d’affrontement. Si je demandais à manger, à coucher, les gens du pays avaient souvent une bassine en terre pleine d’un yaourt qui tenait l’estomac. Je couchais dans des granges, dans la paille.

A mon départ d’Heydebreck, je notais sur un carnet de route les noms des villages ou villes traversés. J’avais trouvé une carte routière allemande où je traçais tant bien que mal la route suivie. Je devais être alors sur la frontière tchèque, tout près de Glatz.

Dans les fermes, les habitants tuaient leurs cochons. Dans un hameau j’avais aidé une femme âgée à refendre du bois et elle m’avait donné un morceau de saucisse comme souper. J’avais dormi dans sa grange. Une autre fois une femme d’une cinquantaine d’années que j’avais aidée à déplacer des sacs de grains, m’avait demandé d’où je venais. Alors, elle était allée chercher des photos, me disant : « Gerrahl kaput, Zwei Krieg russland ». Elle m’avait fait coucher dans la chambre de ses fils. Il y avait presque deux ans que je n’avais pas dormi dans un lit. Le lendemain, je reprenais mon sac et la route.

Je me souviens d’un nom de ville Libérée, où j’ai pu prendre un train jusqu’à Gorlitz. Puis j’ai pris la direction de Dresde en suivant une autoroute. Quelques jours de marche et quelques heures en camion-stop. Je suis arrivé dans la banlieue de Dresde en même temps qu ‘une alerte aérienne. Dans la ville les destructions étaient importantes, façades soufflées. Dans les rues, j’observe beaucoup de monde occupé à déblayer les décombres ou fouillant les ruines. Des policiers surveillaient pour interdire le pillage. Malgré les destructions, il restait encore de beaux monuments intacts car protégés par des sacs de sable.

Après une journée de marche, je suis arrivé sur l’Elbe que j’ai traversé à la tombée de la nuit. Cette fois l’alerte aérienne fut très sérieuse. Je me suis abrité sous la dernière arche du pont. Des bombardiers passaient sans arrêt. Des bombes tombaient partout. La défense anti-aérienne, installée autour des ponts, tirait en continu. Je m’étais rapproché du fleuve en me disant : « Si ça chauffe trop, tu sautes à l’eau ». Tout brûlait. J’ai passé deux jours et deux nuits sous ce pont dans le bruit des explosions et la lueur de la ville qui brûlait.

Au lever du troisième jour, profitant d’une accalmie, je quittai cet abris provisoire. Toute la ville paraissait en feu, des trous de bombes partout ; le ciel était rouge ; les poutres métalliques des immeubles étaient tordues dans tous les sens. Les gens affolés courraient sans but, couverts de cendres. Les morts dégagés des décombres étaient empilés dans les rues. Les nombreux blessés, assis sur les ruines, attendaient les secours.

J’avais repéré un panneau « Leipzig ». J’ai pris ta direction indiquée. Quelques jours de marche dans des paysages de plus en plus détruits m’ont amené à Chemnitz, bien plus au-dessous de la ligne Dresde. Leipzig, que je pensais suivre. La ville était certe bien abîmée, mais encore en activité. Après un ravitaillement au centre de secours de la gare, j’ai pu prendre un train pour Leipzig. Nous avons mis près de deux jours de galère pour faire moins de 100 km. La gare de Leipzig m’a paru immense et splendide, malgré quelques dégâts. Les murs du hall principal étaient couverts de peintures concernants le zoo de la ville. J’ai été logé pendant une dizaine de jours dans une caserne qui abritait le bureau du travail.

Le 27 février 1945, Leipzig subit un bombardements très dur. Nous sommes descendus dans le bunker de la caserne. Deux ou trois heures après, nous émergions d’un tas de ruines. La caserne avait été entièrement rasée. Tout brûlait dans les rues. Des bombes au phosphore, de la taille d’une bouteille crachaient encore leur contenu.

Je me suis retrouvé à la sortie de Leipzig, sur une autoroute. En cours d’après-midi, j’ai vu arriver un tracteur qui traînait une caravane et une remorque. J’ai couru derrière et ai pu monter dans la remorque chargée de bois de gazogène. Quelque temps après, le convoi s’est arrêté. Le conducteur, me voyant, m’a demandé ce que je faisais là. Lui, venait de Prusse orientale et descendait vers l’Autriche. Il m’a demandé si je voulais travailler avec lui. Nous sommes passés à Eisenberg, puis à Géra, pour arriver à Greiz. Le lendemain, quand il est reparti vers le sud, je suis remonté vers Eisenberg, petite ville tranquille sur la route d’Erfurt. J’y suis resté quelque temps, travaillant dans une petite usine de mécanique qui sortait des détonateurs d’obus. J’habitais dans un immeuble affecté aux français. Nous y étions une douzaine. Lambiance était bonne, car on sentait la fin de la guerre arriver.

Le vendredi 13 avril 1945, les américains étaient là. Ils se sont installés sans combat. Alors, pendant une semaine, il n’y a plus eu de ravitaillement. Nous ramassions des pissenlits dans la campagne que nous mangions nature. Eisenberg est connue pour ses fabriques de charcuterie. Ainsi nous avons pu nous procurer quelques boîtes de saucisses.

Au bout de huit jours tous les travailleurs étrangers ont été embarqués dans des camions américains, direction Erfurt. Nous y sommes restés jusqu’ à début mai. Des camions militaires nous ont transportés à Coblence. La, nous avons pris le train pour Namur en Belgique. Arrivé à Charleville, nous avons été accueilli assez froidement par un comité de réception de la résistance qui nous a installés dans le lycée sans possibilité de sortir. Le lendemain, nous sommes passés individuellement devant une commission qui, après nous avoir fait décliner notre identité et notre qualité de travailleur (volontaire, relève, requis), a retenu tous nos papiers et les quelques biens que nous possédions encore. On nous a mis dans un train à destination de Paris. C’était le 10 mai 1945. Après une nuit à Paris, j’ai embarqué en gare de Paris-Austerlitz à 17 heures le 12 mai. Après une douzaine d’heures dans un train bourré de réfugiés, je suis arrivé en gare de Toulouse-Matabiau où j’ai retrouvé fortuitement mon frère.

Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage213Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage214-2

Chronique ordinaire d’une jeunesse meurtrie
Click to listen highlighted text!