Pages 43-46 du Livre « La mémoire : Heurs et Malheurs »

Tome3-Memoire-heurs-et-malheursPage43J e suis arrivé cette nuit, dans ce village de Montricoux qui m’a vu naître, à l’heure où tous les habitants dorment profondément. Enfin, tous les habitants, sauf le boulanger, et le boulanger c’est mon père. Mon père, Paul, qui comme toutes les nuits après avoir pétri la pâte est en train d’enfourner de grandes pelletées de pain. Ah! l’odeur du pain chaud, je la sens encore, elle me colle à la peau comme la farine colle aux mains de Paul, longtemps, bien longtemps encore, après la dernière fournée.

La chaleur du fournil qui se reflétait dans les yeux de mon père m’a fait un instant oublier la fraîcheur de cette nuit de juin, dont le ciel dégagé de tous nuages et constellé de myriades d’étoiles, laissait présager une de ces belles journées d’été comme nous en connaissons à cette saison. Je savais qu ‘il allait faire beau, mais je ne savais pas, non je ne savais pas qu ‘il allait faire aussi chaud !

Paul et moi, nous n’avons pas eu besoin de parler, dès l’instant où j’ai franchi la porte, il a compris.

« Oui, papa de corvée de pain. Tu en auras assez au moins ? »

« Ne t’inquiète pas petit, j’ai ce qu’il faut et s’il en manque, je m’arrangerai avec Léon, ton beau-père, j’irai au moulin chercher de la farine, sois tranquille va ! Repose-toi en attendant que je finisse ».

Je suis monté sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller ma mère, afin de ne pas l’inquiéter. Car si Julie n ‘a jamais parlé devant moi de la peur qui lui noue le ventre, je sais que la perspective de perdre un deuxième enfant, la rend malade, même si elle comprend et accepte mes choix.

Je n’avais jamais réalisé avant cet instant, à quel point mes parents me sont chers et combien je les aime!

S’ils avaient pu savoir tous les deux, que des soldats allemands sont venus me chercher à Montauban, à mon domicile, il y a à peine trois jours, ils ne m’auraient sûrement pas laisser partir ! D’ailleurs, je dois une fière chandelle à ma belle-mère, Françoise, qui a su leur répondre.

« Qui, demandez-vous ? Léon, mon gendre ? Ah! celui-là, ce bon à rien, ce jean foutre, toujours en train de courir la gueuse! Si vous le trouvez, vous lui direz que j’ai deux mots à lui dire ! »

Il est vrai que les emportements de Françoise sont redoutables et légendaires, et devant cette walkyrie en colère, même ces féroces soldats n’ont rien trouvé à dire et sont repartis, gros jean comme devant.

Avant que le coq chante, Paul m’a appelé et nous avons tous deux disposé les pains encore chauds dans un grand sac de toile que je porte en bandoulière sous ma veste et je suis parti à pied par les petits chemins de campagne, en pensant à Pierre, Eloi et Jean, qui tout comme moi avaient choisi cette mission de ravitailleurs, indispensable au maquis.

J’ai d’abord marché d’un bon pas dans cette garrigue que j’aime et que je connais bien, et qui pourtant me surprend chaque fois lorsque je dérange une famille de lapins ou de perdreaux, dans leur milieu naturel. Je ne sais jamais d’ailleurs qui de nous est le plus surpris! mais je garde chaque fois dans mon cœur une pensée émue pour ces scènes de vie champêtre, témoignage silencieux d’une vie ordinaire, avant les grands bouleversements de cette sale guerre.

Ce n’est vraiment que dans ces moments là que je peux oublier un instant la fureur et la présence de nos envahisseurs jusque dans le plus petit village de notre contrée.

Regrettant de ne pouvoir m’attarder plus longtemps pour savourer ces moments de bonheur tout simple, je reprends ma marche solitaire et pensif

Peu à peu la garrigue laisse la place à de petits bois de chênes top chétifs pour le camouflage indispensable à l’homme que je suis devenu, mais si généreux pour le chercheur de champignons que j’étais.

Je suis arrivé sur les hauteurs qui dominent la ferme des Ricard à l’heure où la fraîcheur de la nuit commence à céder à la chaleur du jour.

Et c’est là, dans le silence des taillis que trouble de temps en temps un cri d’oiseau, que j’ai entendu un bruit de moteur sur la petite route qui serpente dans les vallons.

J’ai eu tout le temps de choisir une position pour voir sans être vu, avant de reconnaître le bruit familier de la voiture conduite par Pierre.

Il est vrai que la pénurie d’essence qui sévit et nous oblige à utiliser le gazogène, permet de reconnaître assez tôt l’arrivée d’une voiture française. « Léon ! allez, viens avec nous ! »

« Mais non, vous êtes déjà quatre, et je ne suis plus très loin, maintenant. »

« Viens, je te dis, il ne faut pas traîner par ici, l’air est devenu malsain. »

« Allez Léon, prends ma place dans la voiture, je suis plus jeune et j’irai plus vite ! »

Brave Fournier, qui fait partie de cette jeunesse qui tout en étant généreuse ne pourrait mieux vous faire sentir la différence d’âge !

« Bon, puisque vous y tenez tous, je viens, mais fais attention à toi, petit, ce n ‘est pas le moment de rêver. »

Non, ce n’était vraiment pas le moment de rêver. D’ailleurs le cauchemar allait commencer sans crier gare, dès le virage suivant où un barrage dressé par les allemands, nous attendait.

Cela fait maintenant des heures que nous sommes tombés dans cette embuscade, au lieu dit le pont, avant Vaîssac, sans espoir de pouvoir s’en échapper.

L’arrestation de Camille et de Jean dans la deuxième voiture, alors qu’ils étaient en route pour rejoindre le maquis ne laisse, aucun doute sur l’issue de cette journée. Et pourtant, je ne peux m’empêcher d’espérer que l’un des nôtres parviendra à prévenir nos compagnons !

Après avoir incendié nos voitures et désarmés Camille et Jean, les coups de crosse et les coups de pied se sont mis à pleuvoir.

C’était si violent que sur le moment je me suis cru paralysé, mais c’est surtout Jean, dont le courage et l’ardeur au combat ne font jamais défaut, qui a été l’objet de leur brutalité lorsqu ‘il s’est retrouvé sans munitions.

Nous voilà marchant en file indienne, jusqu’à la place centrale du village, sous ce soleil brûlant de juin, les poignets liés derrière le dos, tête baissée, chacun de nous précédé et suivi par un soldat S.S., afin que nous ne puissions communiquer.

Je peux seulement apercevoir de temps en temps, lorsque je relève la tête, le dos de Jean, légèrement voûté par les coups et le poids de l’angoisse du sort qui nous attend. La peur et la douleur qui nous étreignent ne peuvent effacer la fierté que nous ressentons à être des maquisards, et aucun de nous, j’en suis sûr, ne désire leur donner le plaisir d’ajouter à notre peine, l’humiliation des vaincus.

Après nous avoir rassemblés au pied de la statue du Christ, l’officier de la deuxième division « Das Reich » a aboyé ses ordres. Ne passent dans son regard que la fureur et la haine.

Les S.S. se sont déployés dans tout le village pour ramasser tous les hommes jeunes ou vieux comme otages, qu’ils ont fouillés et délestés de tout ce qu’ils possédaient. Ces brutes sont même allés chercher l’abbé Cruzel, aumônier du maquis, dans son église. « Pierrou » nous a rejoint et caresse lentement la petite croix de bois qu’il porte sur sa poitrine tandis que ses lèvres murmurent des « Notre Père » et des « Je vous salue Marie. » Seuls, ont été relâchés un homme que sa fonction de gendarme épargne, et un milicien manchot, dont les yeux fuyants et la fausse compassion trahissent mieux que des paroles, la bassesse.

L’officier et quelques gradés S.S. ont réquisitionné une bétaillère et désigné les 21 otages qui seront transportés avec nous, pour servir de témoins, avant d’être déportés, dans le petit bois de « Cabertat » où nous serons exécutés. Le chauffeur du véhicule pour nous redonner un peu de courage, nous offre une bouteille de vin rouge, que Jean le premier porte à ses lèvres tuméfiées.

Le trajet de Vaïssac à Cabertat, nous paraît court, trop court, pourvu que les maquisards soient prévenus ! Sinon, combien serons nous ce soir à ne pas rentrer chez nous ? Si seulement on pouvait arrêter le temps !

Il n’y a pas si longtemps encore, c’est bien toi Pierre qui nous parlait de la prochaine carpe que tu allais prendre à la chaussée pour le grand festin que nous devions faire ! Tu n ‘avais pas les bras assez longs pour évaluer ses dimensions! Une carpe farcie comme seule ta mère sait les faire, un régal disais-tu !

Et toi Jean, avec qui j’escaladais les balcons pour dire bonsoir aux filles du village, avant que je ne rencontre Odette ! Comme nous étions agiles alors, pour éviter les coups de balais des pères encolérés par notre audace !

Je ne peux m’empêcher de penser à tous ceux que nous aimons et qui ne savent pas encore la peine que nous allons leur faire !

Je pense à ma femme, à mon fils, ce bambin de trois ans et demi dont l’énergie dans la voix et dans le geste me dépasse, et à cet enfant qui doit naître peu de temps avant Noël et que je ne connaîtrais pas ! Moi qui espérais tant avoir une fille !

Je pense aussi à toi le Milicien et si, toi aussi, tu as des enfants, je te plains ! Car, vois tu, je sais d’avance que les miens pourront éprouver une certaine fierté tout au long de leur vie. Oh ! pas la fierté imbécile de ceux que l’argent rend esclaves non, mais ta fierté, la vraie bien légitime celle-là, de ne pas être des enfants de salauds !

Nous voilà arrivés au terme de ce voyage sans retour, les otages sont placés de chaque coté du petit chemin, seul « Pierrou » est autorisé à nous accompagner jusqu ‘au lieu de l’exécution pour nous soutenir. Il fait passer dans son regard toute la bonté et l’amour d’un père.

Tandis que nous nous mettons à genoux tous les six, je sens mon esprit s’évader de ce petit bois de Cabertat à Vaïssac et plus loin encore jusqu’ à Montricoux. Je me demande seulement ce que pensent les miens de mon absence et je me dis que peut-être, ils ne l’ont même pas encore remarquée…

J’ai juste le temps de prononcer le mot « Assassins » avant que la rafale de mitraillettes n’ éteigne toutes les lumières de ce dernier été…

Je m’appelle Léon POUX, je suis mort dans ce petit bois de Cabertat le 20 juin 1944 à 14 heures, à l’âge de 32 ans, en même temps que :

Jean Biau, Camille Basselier, Eloi Teulières, Pierre Nonorgues, Louis Puech.

Les six maquisards ont reçu le coup de grâce, une balle dans la tête, par l’officier S.S. Les

corps ont été ensuite arrosés au lance flamme, les bruyères incendiées !

Les familles réunies dans la peine, n’ont pu les enterrer qu’à la nuit tombée, sans cérémonie.

Le même jour, les S.S. ont incendié la ferme de la famille Penchenat avec leurs occupants à l’intérieur, et tous les animaux en représailles.

Les 21 otages pris dans la population de Vaïssac, n’ont pas été déportés, parce que le milicien manchot avait promis aux allemands de livrer tous les noms des maquisards ainsi que tous les lieux où le maquis se retrouvait. Il n’en n’a pas eu le temps, mais un autre s’en est chargé!

Ces événements de Cabertat et ceux qui suivirent ont laissé :

11 veuves, dont 2 femmes enceintes et 17 enfants en bas âge ou en âge de scolarité.

Parents, amis, enfants, je ne vous demande pas d’avoir un esprit de revanche, non, je vous demande simplement de ne jamais les oublier !

Fait à Montauban, le 8 mai 2004.
Marie France CAVALIER.

Lumière d’été
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